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Chroniques de la Mémoire
des Hautes-Pyrénées

N° 77-78-79-80

Au bonheur des Dames

Je reprends le titre d’un chapitre de l’un des derniers ouvrages sur la Bigorre de mon ami Jacques Longué trop tôt disparu. Il affirmait que le négoce des tissus n’était pas un commerce ordinaire. Que ce soit chez Verdier-Landry à Trie-sur-Baïse, Lacaze à Lourdes ou Boneu à Tarbes, le client n’entrait pas dans un magasin mais dans un temple. Mystérieux, silencieux, employés et clients chuchotaient comme pour respecter la présence tutélaire de Mercure. Selon les saisons et les rayons, disait-il, les odeurs dominaient : le serge neuf pour les tabliers d’écoliers, toiles écrues, coutils, draps de laine. Des noms magiques étaient prononcés : cheviotte, plumetis, taffetas, alpaga, madapolan, ratine, cretonne, nansouk. Ah ! Ces mains de femmes qui palpaient longuement l’étoffe qui glissait doucement entre leurs doigts "avec une sensualité à peine dissimulée". Le premier vendeur accueillait la cliente. Le deuxième ou le troisième vendeur n’entrait en action que lorsque plusieurs clientes se présentaient. Leur rôle consistait surtout à ranger les pièces de tissus déballées par M. le Premier. Chez Boneu, on payait au mois avec une petite prime de 5 % pour le vendeur plus une ristourne répartie entre tous. Le patron était un vrai seigneur : il affiliait son personnel aux caisses de retraite et d’assurance sociale bien avant que la loi n’y fasse obligation. 
 

Palpez ce tissu !

Pour ses "Chroniques de Bigorre", Jacques Longué avait recueilli les confidences professionnelles d’Eugène Lirio, premier vendeur chez René Boneu. Qui se rappelait qu’avant la dernière guerre, les prix étaient indiqués par des lettres dont seuls les vendeurs pouvaient percer le mystère. Il était d’usage sinon de bon ton de marchander, âprement s’il le fallait. Alors, le vendeur, grand seigneur et sourire aux lèvres, accordait une remise. Parfois, bousculé par l’affluence, il pouvait oublier le protocole. Au moment du paiement, la caissière aux yeux laser rattrapait le coup diplomatiquement par une phrase du genre : "Mais, à madame X…, nous faisons toujours une petite ristourne". Couper le tissu était un art. On l’achetait au mètre et les clients allaient ensuite chez le tailleur ou la couturière se faire couper les vêtements. Les hommes étrennaient leur costume neuf pour la Saint-Jean ou la Sainte-Thérèse. Il était d’usage d’acheter un costume et un pardessus tous les deux ans. Pour les mariages, à Juillan, les parents de la mariée achetaient 6 draps de dessous, 6 draps de dessus, 6 taies d’oreiller, 12 serviettes de table, 12 serviettes de toilette et des torchons; les parents du fiancé offraient la robe de la mariée. Eugène Lirio se souvient que, dans une commune voisine, les parents refusèrent de payer la robe ; le mariage fut rompu et le trousseau revint sur les rayons de chez Boneu.
 

Jacques Longué

journaliste à la N.R.P

cliché offert par jacques

Une si douce campagne

Mon ami Jacques Longué était un conteur extraordinaire. Devant l’auditoire de la Société Académique des H.P, il captivait par ses récits, savants mélanges d’histoires et de merveilleux. Sa plume était d’une rare sensibilité. Ainsi, il décrit ses souvenirs d’enfance à Lussagnet, chez le tonton Henri, où sa mère l’expédiait, l’été, pour n’être pas au contact des dangers malsains de la ville… et des belles curistes de Cauterets. Ces séjours champêtres l’enchantaient : "C’était le domaine de toutes les senteurs. Les chemins embaumaient du parfum suave des fleurs d’aubépines, les foins coupés laissaient planer un bouquet entêtant. Au-dessus des gerbes de blé montaient des effluences lourdes comme des épis plein de promesses". Pour lui, chaque heure avait son odeur. Le matin : l’arôme du café, le midi : les fumets de la soupe et des viandes grillées et, le soir : le souffle du bétail rentrant du pré qui piétinait sa litière. Pour gagner les communs de l’habitation, il longeait l’étable "où se mélangeaient l’haleine des bêtes et celle du fumier fraichement remué", les écuries qui "étaient enveloppées de relents aristocratiques de crottin, proches de ceux de la truffe" et l’espace de la bergerie délimité par "le suint des moutons". Ce tonton savait tout faire...

Tonton Henri

Le tonton de Jacques Longué savait tout faire : "joindre les bœufs, labourer, tailler la vigne mais aussi soigner les ruches, manier le rabot, braser un tube, forger un coutre sur l’enclume, fabriquer les balais". Comédien, il prenait un masque tragique pour raconter les histoires du village. On venait le consulter quand se présentait un vêlage difficile. Jacques avait remarqué le contraste frappant entre ses biceps durs comme du bois et ses gros doigts faits pour guider les mancherons de la charrue. Or, il était capable de bien réparer un réveil ou changer les vis platinées d’un delco. Les sœurs d’Henri avaient épousé des intellectuels. Elles appréciaient l’adresse de leur frère. Pourtant, elles regrettaient le temps où leur père revenant du comice agricole de Pau montrait fièrement le diplôme du concours des domaines. Ce grand-père avait été le premier magistrat de Lussagnet et juge de paix à Lembeye. Érudit, il citait Virgile et Olivier de Serres à propos des travaux des champs. Il se considérait comme un modèle agronomique et familial pour ses administrés. La taille impeccable de ses haies le préoccupait et il ne souffrait pas qu’une vieille machine rouille à l’abandon. Ses enfants le vouvoyaient et le tutoiement de ses petits-enfants était pour lui le signe d’un relâchement des mœurs.